De l'axiologie du divertissement moderne
Qu'est-ce que nos divertissements modernes nous disent-ils de notre morale et de nos valeurs sociales, entre tradition et renouvellement ?
Le capitalisme a t’il fait de nos planches et de nos écrans les lieux d’une exaltation morale du bonheur et de la vertu ?
Avant de plonger dans notre analyse, il est utile de définir un concept clé : l'axiologie. Cette discipline s’intéresse à l’étude des valeurs philosophiques, esthétiques et morales, cherchant à les classer et à en expliquer les fondements. Les valeurs, quant à elles, désignent des qualités ou des importances attribuées selon un jugement subjectif, souvent en vue d’un objectif souhaité.
Dans un contexte où les jugements moraux semblent de plus en plus remis en question, notamment sous l'influence des mouvements prônant l'inclusivité et l'ouverture, il est légitime de se demander si nous sommes vraiment capables de nous affranchir des empreintes axiologiques qui ont façonné nos comportements et nos cultures occidentales, profondément marquées par une tradition théologico-morale.
Notre époque semble en effet marquée par une volonté croissante de s'émanciper des normes et valeurs perçues comme héritées d'une société patriarcale, dogmatique et traditionnelle. C'est ce que traduit, par exemple, le mouvement "woke" — dérivé du terme anglais "éveillé" —, qui encourage une vigilance permanente face aux injustices et inégalités sociales. À l’origine, si le « wokisme » dénonce le racisme systémique et les violences policières, il finit par englober toujours davantage de problématiques, et cette attention se porte dorénavant aussi sur les discriminations subies par toutes les minorités de manière générale : les personnes non-blanches, les personnes LGBTQIA+, les femmes, les immigrés.
Il semblerait ainsi qu’à l’image d’une société plus ouverte, nos représentations auraient changées.
Se taillant à la mesure d’un Zeitgeist inclusif, cette morale moderne se décline visiblement sur scène, là où tout particulièrement elle se donne à voir dans l’entièreté de son “gestus” - pour reprendre le terme brechtien - en tant qu’attitude politique de représentation.
Cependant, cette parfaite circulation et pluralité des représentations ne semble pas faire l’unanimité en Occident, ne serait-ce qu’en considérant les lois récemment votée par la Hongrie dans le cadre de la représentation de modèles d’homosexualité au cinéma :
La loi adoptée en juin 2021 prévoit que “les contenus qui promeuvent la déviation de l’identité de genre, le changement de sexe et l’homosexualité ne doivent pas être accessibles aux moins de 18 ans”
Cette nouvelle loi s’applique ainsi désormais en Hongrie sur les activités publicitaires des entreprises et au sein des lois s’appliquant aux médias.
Mais si les représentations publiques sont visées aujourd'hui par le gouvernement hongrois, c’est notamment parce que celles-ci sont de puissants vecteurs de communication, et que même au coeur d’une société se revendiquant la plus neutre et la plus ouverte possible, nos mises en scènes sont toujours au service de nos prismes de valeurs.
Nos planches sont-elles empreintes de conservatisme moral ?
Le cinéma, phénomène consommé massivement, s’est vu dès ses premières années le terreau d’une exaltation de valeurs morales particulières, suivant un schéma narratif presque systématiquement identique.
Le mot “happy end” s’est lexicalisé dans les années 1950 avec l’ancrage du cinéma américain dans l’imaginaire français. Dès leur arrivée, les films outre Atlantique ont été associée à ce type précis de dénouement comme à une norme caractéristique de production. Le critique et théoricien David Bordwell dénombre dans le cinéma américain classique 60% de films correspondants à cette conception du happy ending. Cette conception du bonheur comme “télos”, c’est à dire comme fin en vue de quoi l’action est menée, rejoint l’adage latin “finis coronat opus” - la fin couronnant l’oeuvre étant invariablement une fin heureuse et légitimante des aventures subies.
En effet, la fin d’une pièce de théâtre, d’une oeuvre littéraire ou encore plus récemment cinématographique est environnée depuis l’antiquité grecque par plusieurs attentes : résoudre l’intrigue (ce qui s’apparente au dénouement), apporter des réponses à toutes les questions, offrir un nouvel état de stabilité (ou catastase) et un nouvel équilibre - ces notions sont d’ailleurs clairement exposées dans La Poétique d’Aristote. Dans la dramaturgie classique, explicitée par Jacques Scherer, le dénouement devrait en effet répondre à trois exigences : être nécessaire (résulter de la logique immanente de l'œuvre, et non de quelque deus ex machina surgi de nulle part), être complet (le sort de tous personnages doit être fixé, tous les problèmes doivent trouver leur solution), et être rapide et simple.
Ces critères de l'esthétique classique, soucieuse de clarté, font ressortir deux aspects particulièrement attendus dans une fin : sa rigueur et son inscription dans la logique dramatique, d'une part ; son intelligibilité et sa capacité à répondre aux problèmes soulevés au cours du récit, d'autre part.
On voit dès lors que la fin a une exigence de cohérence pour ainsi dire rétrospective : elle s'inscrit dans un dispositif qu'elle vient clore ; mais elle répond aussi à une exigence signifiante et prospective : elle doit apporter des réponses (avec toute l'ambiguïté que comporte le terme), esquisser un tableau futur, dessiner une axiologie.
Ces deux dimensions vont de pair et s'articulent pour faire du dénouement un moment particulièrement contraint et ritualisé au sein du film : un fragment à part. En cela, la fin correspond à une axiologie, à une certaine vision du monde.
L'état final proposé, selon que l'univers diégétique se sera trouvé aggravé ou amélioré par rapport au début, dessinera des orientations axiologiques différentes du récit.
Aujourd’hui encore, ces considérations éthiques affectent donc directement les logiques commerciales des producteurs, réalisateurs, écrivains, qui en recherchant une satisfaction du grand public se conforment nécessairement à cet horizon d’attente social.
À titre d’exemple, le très récent film Dune, dont le deuxième opus est sorti cette année, a failli ne jamais être adapté cinématographiquement. Effectivement, les studios Warner auraient longtemps jugé que l’intrigue mise en place par les romans de Herbert étaient trop complexe : le point noir était particulièrement l’évolution psychologique du héros "Paul Atréides", qui passerait de personnage à l’ethos positif et bienfaisant à un caractère néfaste et dangereux, fondamentalement malveillant, sans mentionner la multiplicité de lieux, la longueur temporelle et l’enchâssement de multiples intrigues qui font de la saga un récit s’étalant sur 6 livres. Cette évolution narrative étant jugée par Warner Bros comme peu vendeuse et trop exigeante à l’adhésion de la réception, celle-ci aurait rechigné à accepter les propositions d’adaptation de Denis Villeneuve.
En fait, Ce n’est que très récemment que l’on a introduit dans nos divertissements de masse une conception autre de la morale. Par exemple Hitchcock dans Suspicion propose une happy ending contrainte à laquelle le spectateur saint d’esprit ne peut vraiment accorder crédit. On peut considérer cette distanciation morale comme un syndrome post modern de l’intérêt pour la déconstruction.
Cette perception axiologique du récit retrouve ses sources, comme explicité précédemment, dans la pensée aristotélicienne. En effet, le philosophe a inauguré la démarche de concevoir les récits selon des principes moraux élémentaires, opposant dans son axiologie éthique bien et mal, et faisant de ces prismes moraux des axes et des finalités du devenir de l’être.
Ainsi dans sa Poétique, Aristote affirme que le personnage d’un récit doit être cohérent et constant, afin que celui-ci puisse incarner aux yeux de la réception un “type moral". Les choix sont donc pour Aristote constituants dans la composition du caractère, dont l’essence se manifeste à travers la dynamique des actions. Le personnage mauvais devra choisir de faire le mal pour être considéré comme tel, de même qu’un personnage bienveillant devra lui aussi manifester son essence au travers de ses choix d’actions. Car en effet, pour Aristote, ce n’est point l’homme que la représentation doit dévoiler, mais bien cette dynamique éthique du monde, en tant qu’elle se veut jugements sur la réussite ou l’échec d’une vie.
C’est donc comme analogie de la cohérence du réel que la fiction nous donne ainsi à penser la qualité de nos actions comme “prises dans le monde” - permettant ainsi de faire de la fiction un principe de connaissance, en tant qu’espace d’expérimentation.
Réformer les valeurs par le cinéma
Globalement, vous l’aurez compris, le cinéma et plus généralement la littérature, le théâtre etc... font l’objet de considérations de valeurs, et plus encore sont en proies à des schèmes culturels très profondément ancrés - comme l’opposition dogmatique du bien et du mal. C’est ainsi tout naturellement que la scène, le grand écran, se manifestent aujourd’hui comme autant de manières de promouvoir une autre conception sociale.
Le terme colorblind casting (« casting daltonien ») est utilisé aux États-Unis pour désigner, dans le cas d'un film ou d'une pièce de théâtre, une distribution des rôles où les acteurs sont choisis sans considération de leurs origines ethniques et qui peut ne pas correspondre à ce qui est attendu ou aux habitudes concernant un rôle, notamment si l'on s'attendait à ce que tel personnage soit « blanc ». Ce principe est controversé : pour certains il est le moyen de permettre à un film de mieux représenter une partie de son public. Pour d'autres, c'est une idée finalement raciste et condescendante. Les opposants au Color blind casting - qu'il s'agisse de téléspectateurs, de commentateurs ou de réalisateurs - ont souvent affirmé que le fait de faire jouer des personnes de couleur dans des histoires du passé compromettait l'exactitude historique. "Je pense que vous devez produire quelque chose de crédible", a déclaré Julian Fellowes au journal de divertissement The Stage en 2017. Le créateur de Downton Abbey se défendait du manque de diversité dans son adaptation de Half a Sixpence en soulignant qu'il n'y aurait pas eu beaucoup de Noirs à Folkestone en 1900. Cet argument de l'"histoire" a également été étendu aux nouvelles adaptations d'anciens films préférés, avec une réaction des médias sociaux à l'idée que des personnages tels qu'Ariel de La Petite Sirène ou James Bond soient interprétés par des acteurs noirs plutôt que par des acteurs blancs.
Affiche des Chroniques de Bridgerton. La série se déroule dans la haute société londonienne lors de la Régence anglaise et a causé des débats du fait de ses « anachronismes racial » délibérés
À l’aune de cette adaptation par Netflix, des critiques ont retenti, considérant que cet « anachronisme racial » nuisait à la plausibilité et à la cohérence du récit. De telles critiques ont également été entendues par exemple à l’occasion de la sortie
du nouveau film disney. Ainsi, cette réforme morale du cinéma qui pousse à la mise en avant de représentations plus inclusives est entièrement empreinte de cette idée même que nos divertissements sont bel et bien vecteurs de nos perceptions et attentes éthiques, en constituant même un instrument puissant.
En conclusion, il est clair que nos consommations audiovisuelles ne sont pas axiologiquement neutres. Depuis longtemps, le cinéma, la littérature et d'autres formes de divertissement ont été des vecteurs de valeurs, souvent véhiculant des messages de bonheur, de vertu et de moralité. Le concept de "happy end" est profondément enraciné dans notre culture cinématographique et littéraire, souvent dicté par des considérations commerciales et sociales. Cependant, de récentes tendances remettent en question cette norme, cherchant à déconstruire les schémas narratifs traditionnels et à promouvoir une vision plus diversifiée et inclusive de la société. Le débat sur le "colorblind casting" soulève des questions sur la représentation des minorités et sur l'exactitude historique dans les œuvres de fiction. Alors que certains défendent cette pratique comme un moyen de mieux représenter la diversité de la société, d'autres la critiquent comme étant peu réaliste ou même condescendante - attachés à un vérisme fictif. En fin de compte, nos consommations audiovisuelles sont le reflet de nos valeurs et de nos aspirations en tant que société, et elles continueront à évoluer en réponse aux changements culturels et sociaux.